A quelques heures du départ de la Vuelta où s’affrontera une grosse demi-douzaine de favoris et qui commence par un contre la montre par équipe alléchant, et alors que le mercato est officiellement ouvert. Notre billet du jour sera consacré au World Tour et à son monde de classement des cyclistes et des équipes qu’ils composent. Quand bien même tout le monde semble s’être fait une raison, nous revenons sur l’impérieuse nécessité de réformer radicalement le World Tour et plus précisément le barème selon lequel est établie la hiérarchie internationale.
Conceptualisé en 2004, l’UCI Pro Tour vise à établir une hiérarchie entre les équipes cyclistes avec l’introduction de différentes divisions (ProTour, Continental Tour) à l’échelle internationale. La première polémique affectant le système concernant la garantie (mais aussi l’obligation) accordée aux équipes ProTour de participer aux épreuves cyclistes labellisées ProTour. La fronde viendra des organisateurs des Grands Tours qui aspiraient à inviter les équipes de leur souhait. ASO, organisateur du Tour de France et de bien d’autres épreuves cyclistes Pro Tour souhaitant inviter plus d’équipes françaises que l’application stricte du règlement ne lui permettait. Si ce conflit se radicalisa jusqu’à la sortie du ProTour de l’ensemble des épreuves organisées par ASO et les organisateurs du Giro et de la Vuelta, tout est rentré dans l’ordre à la veille de la saison 2011, et l’UCI Pro Tour prend le nom de UCI World Tour.
Le bas blesse non pas tant en ce qui concerne la liberté des organisateurs de convier telle ou telle équipe à son épreuve cycliste mais dans le modèle économique que sous-tend le World Tour.
L’idée d’introduire des divisions et une hiérarchie entre les équipes peut aisément se comprendre. Il s’agit d’un atout considérable dans la recherche de sponsors, qui trouvent dans ce classement international des vecteurs de communication non négligeables. Mais seuls les partenaires les plus riches seront autorisés à sponsoriser une équipe du World Tour. En effet, en sus de l’obligation de participer aux 18 épreuves labellisées World Tour, les équipes de première division ont l’obligation de recruter un personnel conséquent : 23 coureurs, 2 directeurs sportifs et a minima 8 autres personnes. Dès lors les petites structures sont destinées à végéter dans les divisions inférieures et à compter sur la clémence des organisateurs des épreuves les plus prestigieuses pour obtenir une invitation, ou à se repenser.
Pire, par essence le nouveau barème de points sur la base duquel est établie la hiérarchie entre les équipes, invite à l’explosion des salaires des cyclistes les plus talentueux ou les plus efficaces. En effet, et sans revenir sur les détails précis du barème (que nombre de polytechniciens n’assimileraient pas à la première lecture), il faut retenir trois grandes lignes. La hiérarchie entre les équipes est établies en fonction du nombre de points qu’elles ont obtenues soit :
- En raison des points individuels remportés par chacun des 15 cyclistes les mieux classés de la formation. Chaque course World Tour conférant un certain nombre de points en fonction de la classification de l’épreuve. Les points sont valables deux ans.
- Les classements individuels UCI (World Tour, European Tour, America Tour, Asia Tour, Africa Tour, etc…) rapportent des points bonus. Par ailleurs d’autres points bonus individuels sont également prévus pour les vainqueurs de course. A titre d’exemple le vainqueur du Tour de France rapporte 45 points bonus individuels.
- A ces points individuels viennent s’ajouter quelques faméliques points collectifs auxquels peuvent prétendre les équipes se classant parmi les trois premières au classement par équipe de certaines épreuves.
Le score d’une équipe à la fin de la saison répond donc à la somme des points individuels de ses 15 meilleurs coureurs obtenus sur les deux dernières années et du score réalisé par l’équipe sur l’année en cours. Le document officiel de l’UCI schématise ce calcul.
Il en ressort que le classement d’une équipe dépend quasi exclusivement des performances individuelles des membres qui la composent. En effet, le nombre de points d’une équipe est fonction de la somme des points accumulés individuellement par chacun des 15 coureurs disposant du plus grand nombre de point dans son effectif. Dès lors, prime est faîte à l’individualisme. Celui qui est utile au classement World Tour de son équipe c’est celui qui marque des points, pas celui qui prend le vent pleine face toute la journée, ni même celui qui remonte les bidons (si tant est qu’il ne s’agisse pas des mêmes). Rien de nouveau sous le soleil en apparence. Il serait pour le moins grotesque d’attribuer des points au meilleur coéquipier, ou au remontage de bidon le plus efficace.
Là où le système devient pernicieux c’est en raison de l’affectation des points individuels obtenus par un coureur à ce même coureur indépendamment de l’équipe dans laquelle il évolue. Ainsi si un cycliste est amené à quitter l’équipe avec lequel il a remporté 150 points alors ces points sont transférés à l’équipe qui l’accueille. L’équipe avec laquelle il les a remporté, et les équipiers qui se sont sacrifiés pour lui permettre d’obtenir ces résultats et les points afférents, se trouvent privés de ces points.
Pour être plus clair. Une équipe qui se dévouerait entièrement à son sprinter maison comme le faisait la HTC-Highroad avec Mark Cavendish, se retrouverait dépourvue de l’intégralité des points de leur sprinter au cas où ce dernier serait transféré dans une autre équipe. Ses équipiers se retrouvant quant à eux bien dépourvus d’argument au moment d’aller chercher une nouvelle équipe car bien qu’ayant participé à la construction des victoires du sprinter vedette, n’ont sur leurs comptes individuels aucun point, et n’en rapporterait donc aucun à leur future équipe.
Une telle situation caractérise l’état des rapports de force entre les équipes et les coureurs lorsque vient le moment de négocier les renouvellements de contrat ou des éventuels transferts. Face à un coureur ayant remporté un nombre conséquent de points UCI, ses dirigeants se retrouvent dans une situation inconfortable où son renouvellement est la condition de la matérialisation en terme de classification dans la hiérarchie mondiale des résultats de l’année révolue. L’équiper lambda, lui, se retrouve dans un rapport complètement inversé. Si tant est qu’il ait participé à toutes les victoires de son leader, il n’a aucun point à apporter à une éventuelle nouvelle équipe et ne peut les faire peser dans les négociations avec son employeur.
La valeur des équipiers se trouvent de facto largement déterminées par la relation qu’ils entretiennent avec leur leader.
Ces dynamiques se trouvent largement renforcées lorsqu’il s’agit d’équipes dont le maintien dans l’élite n’est pas garanti. Ainsi, la politique de recrutement de l’équipe française AG2R illustre parfaitement le caractère inepte de ce système.
Le recrutement d’AG2R – La Mondiale, caractérisation de l’ineptie du système.
Au mercato dernier après des résultats annuels pas à la hauteur des espérances de Vincent Lavenue, le devenir de l’équipe dans le World Tour n’était pas assuré faute de précieux points UCI. C’est alors que la direction de l’équipe a mis en place une politique de recrutement que d’aucun considère comme exotique, pour le moment originale. En effet, comme on vient de le voir, les classements individuels UCI comme l’Asia Tour rapportent des points. C’est dans ce vivier, loin des courses européennes que Vincent Lavenue est allé chercher ses précieux sésames. Il fit donc signer trois coureurs qui lui ont garanti les points que ses coureurs n’étaient pas parvenus à obtenir. Les trois recrues en question, le russe Boris Shpilevsky, le slovène Gregor Gazvoda, et l’iranien Amir Zargari ont rencontré les mêmes difficultés à s’imposer dans l’équipe française. Bien que leur arrivée se soit soldée par un échec sportif évident, il est tout à fait probable qu’ils exercent encore leur profession sous les couleurs d’AG2R la saison prochaine, non pas qu’ils aient un contrat longue durée, mais tout simplement parce que leurs points ont été principalement obtenus en 2011 et seront donc encore valables l’année prochaine.
Cette année, le responsable de l’équipe française semble revoir sa copie et privilégie des coureurs tout aussi capables de remporter des précieux points mais dont l’adaptation au plus haut niveau ne fait aucun doute. L’arrivée de Dumoulin s’inscrit dans ce changement de perspectives.
Mais le système mis en place par l’UCI n’est pas seulement responsable de la prolongation des contrats de coureurs qui échouent sportivement, mais de bien d’autres loufoqueries.
Ainsi, le cycliste danois Jakob Fuglsang qui vient récemment de rejoindre les rangs de l’équipe Astana a été privé de courses World Tour depuis le Tour de France par son directeur sportif Johan Bruyneel. Le motif ? Après sa non sélection pour le Tour de France, le talentueux coureur a fait part à sa direction de son intention de quitter l’équipe Radioshack pour rejoindre une équipe où il se verrait confier davantage de responsabilités. Or en rejoignant une autre structure, Jakob Fulsang emporterait avec lui les points qu’il aurait remporté en cette fin de saison, et notamment sur la Vuelta, dans sa nouvelle équipe. Fin stratège à la moralité douteuse, le directeur sportif belge a décidé de ne plus aligner Fulsang sur les courses World Tour sacrifiant la compétitivité sportive de son équipe dans les prochaines courses sur l’autel d’un meilleur classement pour les mois à venir
Cela en est assez. La coupe est pleine. Pas encore. L’UCI fait toujours preuve d’une imagination débordante pour mettre en place des systèmes et règlements acadabrantesques. Ainsi, les nouveaux classements World Tour servent de base pour établir le classement par nation. Classement par nation qui détermine entre autre le nombre de coureurs autorisés à concourir sous les couleurs nationales lors des championnats du monde ou des Jeux Olympiques. Si la France, pays majeur du cyclisme n’a pu aligner que quatre coureurs lors de l’épreuve en ligne des Jeux Olympiques de Londres, ce n’est pas seulement du fait du manque de coureurs français capables de jouer le général des grandes courses par étapes, mais en raison de la non comptabilisation des points UCI World Tour que pourraient marquer des cyclistes évoluant dans des équipes de divisions inférieures. Ainsi, les victoires d’étapes de Thomas Voeckler lors du dernier Tour de France ou la 8ème place au général de Pierre Roland n’ont pas permis à l’équipe Europcar de marquer les points obtenus, l’équipe Europcar n’évoluant qu’en division continentale.
En plus d’être incompréhensible cet élément du règlement pénalise fortement les nations dont les cyclistes restent fidèles aux structures nationales.
Ce système est donc à la fois difficilement compréhensible, sportivement incohérent, économiquement pénalisant pour les petites structures et les travailleurs de l’ombre, mais plus grand monde ne le conteste du moins frontalement. Sous couvert de la promotion de l’internationalisation du cyclisme, le World Tour produit une concentration des forces vives du cyclisme dans une poignée de structures omnipotentes.
Le World Tour est au cyclisme ce que la Ligue des Champions élargie à une kyrielle de clubs non champions, est au football : le vecteur de la rationalisation des rapports de force sportifs. Le World Tour c’est l’annihilation de l’aléa sportif, le privilège des plus argentés.
Sans formuler une critique systémique comme nous le faisons dans ces lignes, une position régulatrice appellerait à une reconsidération du barème des points en fonction des épreuves. En survalorisant les bonnes performances au classement général des Grands Tours, on privilégie les stratégies défensives. C’est l’importance démesurée des points UCI dans la gestion des équipes cyclistes et la prépondérance des points attribués lors des Grands Tours qui sont à l’origine des stratégies des directions sportives qui font rouler leur équipiers sur l’échappée du 11ème au général qui met en danger la 7ème place du leader de l’équipe. Ces mêmes équipiers, qui eux ne marqueront pas de points…